jeudi

Pourquoi je n'irai pas voter le 19 octobre.

Affirmez que vous ne votez pas en 2015 et il y a de fortes chances qu'on veuille vous crucifier sur la place publique. On vous accusera de tous les maux. On vous dira que des gens meurent dans d'autres pays pour s’acquitter de ce privilège. Le privilège de choisir nos maîtres, une fois aux quatre ans dans des conditions et à un moment sur lesquels nous n'avons pas un mot à dire. Quelle chance nous avons !
 
C'est donc le plus honnêtement du monde et en connaissance de cause que j'affirme haut et fort mon refus de participer à cette mascarade qui a assez duré. Elle durera encore quelque temps, je n'en doute pas. Mais il y a tout de même quelques signes qui nous indiquent que le système s'effrite; Donald Trump a une chance d'être élu aux États-Unis, pendant qu'ici au Canada les trois partis dans la course sont pour ainsi dire interchangeables.
Si refuser d'aller voter fait de moi un être ignoble, à l'inverse, quel sentiment anime la personne qui vote? Plusieurs auteur.e.s se sont déjà penchés sur le sujet. En voici un exemple;
« À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d'une volonté, à ce qu'on prétend, et qui s'en va, fier de son droit, assuré qu'il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu'il ait écrit dessus ?... Qu'est-ce qu'il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ? Qu'est-ce qu'il espère ? Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent et qui l'assomment, il faut qu'il se dise et qu'il espère quelque chose d'extraordinaire que nous ne soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes déviations cérébrales, les idées de député correspondent en lui à des idées de science, de justice, de dévouement, de travail et de probité […] Et c'est cela qui est véritablement effrayant. Rien ne lui sert de leçon, ni les comédies les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies.
Voilà pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu'un fait unique domine toutes les histoires : la protection aux grands, l'écrasement aux petits. Il ne peut arriver à comprendre qu'il n'a qu'une raison d'être historique, c'est de payer pour un tas de choses dont il ne jouira jamais, et de mourir pour des combinaisons politiques qui ne le regardent point.
Que lui importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande son argent et qui lui prenne la vie, puisqu'il est obligé de se dépouiller de l'un, et de donner à l'autre ? Et bien ! non. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les plus rapaces ou les plus féroces. Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours. Les moutons vont à l'abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n'espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l'électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit. »
- Octave Mirbeau, La grève des électeurs, Le figaro 28 novembre 1888
 
Quelle est donc cette noirceur qui nous habite au point de ne pas voir l'artificiel d'une élection? Ou peut-être voyons-nous assez clairement le jeu et en bon américain nous disons-nous; « un jour ce sera mon tour! Un jour je gravirai les échelons et, d'ouvrier, de fonctionnaire, de petit rien du tout, je deviendrai grand, je serai décideur, j'aurai du pouvoir ». Il ne faudrait pas alors détruire un système auquel nous aspirons. C'est une possibilité. Pourtant je doute que ce soit le cas. Je refuse de croire que nous soyons complètement inconscients. Nous voyons bien qu'il y a quelque chose qui cloche. Que ce sont toujours à peu près les mêmes qui s'accrochent au pouvoir, qui se l'échangent d'élection en élection. De temps en temps un « petit » trouvera le chemin du parlement, mais il ne restera généralement pas petit bien longtemps. Peu importe que la situation soit la même depuis la nuit des temps, qu'on se fasse fourrer, mentir, abuser ou détruire, nous nous présenterons au bureau de vote convaincu que c'est la bonne chose à faire.
Une chose à faire! Comme si voter c'était agir. Alèssi Dell'Umbria dit; « voter n'est pas un acte, c'est une délégation de pouvoir ». C'est le contraire d'un acte. Ironiquement, voter serait s'abstenir d'agir. Ne pas aller voter, si cela est fait en toute conscience, est en 2015, une action concrète pour se réapproprier notre pouvoir de vivre dignement et notre droit d'être à tout moment aussi souverain qu'autrui. 
 
Alexis de Tocqueville disait en 1840 : « Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l'habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire ». Bien sûr, il y a longtemps que nous ne nous sommes pas dirigés nous-mêmes et la route s'annonce difficile pour réapprendre à nous réorganiser ensemble. Mais puisqu’à l'inverse cette habitude à nous organiser nous-mêmes nous cause autant de tord dans notre habileté à choisir ceux qui doivent nous conduire, le choix reste ouvert et la quantité d'énergie nécessaire pour nous organiser versus celle nécessaire à nous faire organiser (si l'on compte ce qu'il en coûtera dans l'ensemble) me semble relativement similaire. Personnellement, je choisis l'action et c'est pourquoi je n'irai pas voter le 19 octobre prochain.
 
Martin Zibeau
St-Siméon de Bonaventure, Gaspésie

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